Reporterre | 27 novembre 2024 | Reportage – monde
L’armée israélienne a rasé plusieurs villages du sud du Liban, brûlé des hectares de champs et des milliers d’oliviers. Certains agriculteurs ont tout perdu, mais continuent de lutter pour préserver leur identité.
Les bombes se sont tues, enfin. À 4 heures le 27 novembre, un accord de cessez-le-feu est entré en vigueur entre le Hezbollah, le Liban et Israël, parrainé par les États-Unis. Alors que des milliers de familles prennent déjà la route pour rentrer triomphalement chez elles, l’heure est à l’inventaire des dommages. Les rescapés revenus dans le Liban-Sud retrouvent un paysage de destruction.
Des ruines s’étendent à perte de vue. Le centre de Nabatieh, grande ville du Liban-Sud, a été pulvérisé par d’incessants bombardements. Une enseigne de pharmacie éventrée tient encore au milieu des décombres, des chiens errent, seule trace de vie dans un paysage de désolation. Sur la route, des bâtiments effondrés et des oliviers calcinés accueillent les rares visiteurs qui osent encore s’aventurer dans cette ville sacrifiée.
Bienvenue au Liban-Sud, théâtre d’une vaste offensive aérienne puis d’une invasion terrestre israélienne depuis le 23 septembre dernier. Celle-ci a marqué un tournant sanglant dans la guerre qui oppose les Forces de défense israéliennes (IDF, l’armée de l’État d’Israël) au Hezbollah depuis le 8 octobre 2023, un jour après le début de la guerre à Gaza. Depuis cette date, plus de 3 800 personnes ont été tuées et 1,5 million de personnes déplacées par les attaques israéliennes au Liban, contre 115 tuées et 60 000 déplacées en Israël.
En parallèle des bombardements israéliens sur le Liban, les lieux de vie et le patrimoine sont sous assaut. Nabatieh fait les frais de cette stratégie de destruction israélienne, ainsi que 29 villages et 40 000 logements du sud du Liban, entièrement dynamités par l’IDF.

À quelques kilomètres au sud, tout près de la frontière israélienne, se trouve le village chrétien de Deir Mimas. Auparavant épargné par la guerre car opposé au Hezbollah, il se trouve depuis une semaine sur la ligne de front, avec des combats acharnés entre les combattants du « Parti de Dieu » et les soldats israéliens.
C’est de là que vient Rose Bechara-Perini, fondatrice de Darmmess, une petite entreprise sociale vendant la réputée huile d’olive du village à travers le monde. « Depuis 2019, nous avons investi énormément de temps et d’énergie dans notre projet, mais nous avons tout perdu quand Israël a bombardé nos installations », déplore-t-elle par téléphone.
Elle ajoute : « Il s’agit d’un demi-million de dollars de pertes, entre les machines et la récolte perdue… Mais le plus dur, c’est le choc émotionnel. » Pourtant, elle avait déplacé ses machines de Deir Mimas à un village plus loin, pensant être en sécurité. Rien ne laissait à penser qu’un missile israélien s’abattrait sur le hangar, le 24 septembre dernier.

Un potager de l’espoir
D’autres ont eu encore moins de chance : un agriculteur a été tué par un drone alors qu’il récoltait ses olives dans un village frontalier, le 14 novembre dernier. Au total, plus de 2 000 hectares de champs, 65 000 oliviers et des hectares de forêt auraient brûlé sous les bombes israéliennes en treize mois de conflit, selon le gouvernement libanais. Des activistes et chercheurs dénoncent même un véritable « écocide ». Face à la violence des bombardements, des milliers d’agriculteurs ont fui leurs terres, laissant 12 000 hectares abandonnés.
C’est le cas de Mostafa Sayyed, la quarantaine, qui a dû quitter Beit Lif, village frontalier, dès les premiers bombardements d’octobre 2023. « J’ai tout perdu. Ma maison a été bombardée, mes champs et vergers ont brûlé, la plupart de mes vaches et moutons sont morts », dit-il.
Depuis plus d’un an, il vit dans une salle de classe de l’école technique de Tyr avec sa femme et ses trois enfants, des matelas empilés les uns sur les autres et des vêtements pendus au tableau vert. « C’est long, de vivre douze mois dans ces conditions », soupire-t-il. Un de ses seuls réconforts : le potager qui s’épanouit sous les fenêtres de l’école.

« Cela me fait un bien fou de venir ici, de retrouver mes habitudes d’agriculteur, de remettre mes mains dans la terre. Cela vide l’esprit », témoigne-t-il en se promenant entre les arbres du verger et les plants de salades, oignons et choux qui poussent l’hiver.
« C’est un projet qui remonte à longtemps, mais nous avions dû l’abandonner avec l’escalade israélienne. Nous avons finalement décidé de le poursuivre il y a une semaine, parce que l’association qui venait livrer des repas aux personnes réfugiées ici a cessé de venir », explique Mortada Mhanna, coordinateur de la cellule de crise de la municipalité de Tyr, marchant à ses côtés.

C’est que la ville antique fondée il y a plus de 7 000 ans, surnommée « mère de toutes les cités » par Alexandre le Grand et « épouse de la mer » par ses habitants, se retrouve elle aussi sous un déluge de feu.
Magasins aux vitrines calcinées, front de mer jonché de débris, explosions de missiles et d’obus d’artillerie permanentes : aucun doute que le front n’est pas loin. Seuls quelques rares commerces sont encore ouverts, à leurs risques et périls. Les familles ayant trouvé refuge à l’école sont, depuis, coupées du monde. « Heureusement, ce potager nous permet de nourrir tout le monde : nous avons ouvert une cuisine communale et servons 800 repas par jour », explique Mortada Mhanna.
Attaques « déliberées » contre l’environnement
L’armée israélienne dément viser des infrastructures civiles, des champs ou la nature. « Les Forces de défense israéliennes opèrent dans le strict respect du droit international. Il faut souligner que le Hezbollah implante illégalement ses moyens militaires dans des zones civiles densément peuplées et qu’il exploite cyniquement les populations », fait savoir son bureau des médias dans un courriel à Reporterre.
Ce que démentent fermement des activistes environnementaux libanais. « Israël attaque délibérément la nature, l’agriculture, les écosystèmes dans lesquels vivent les gens, constate Angela Saade, cofondatrice de Jibal, une association libanaise qui promeut la justice environnementale. Leur but pourrait être de chasser les agriculteurs et les habitants pour faire du Sud une zone tampon, voire de le coloniser. »

Comme à Gaza et en Cisjordanie, Israël déploierait une large panoplie de tactiques pour créer un no man’s land. « Un agriculteur du village frontalier de Kfar Kila, avec qui nous travaillons, nous a dit que des soldats avaient non seulement fait sauter sa maison, mais aussi coupé ses oliviers. Cela va donc au-delà des dommages collatéraux et des objectifs purement militaires : il y a une volonté de s’attaquer au vivant », estime-t-elle.
Encore marginales il y a quelques années, les demandes de coloniser le Liban-Sud, soutenues par des groupes israéliens d’extrême droite, se retrouvent entendues au gouvernement israélien, par l’entremise des ministres d’extrême droite Bezalel Smotrich et Itamar Ben-Gvir.
L’association Jibal, qui soutient des petits agriculteurs dans leur transition au bio, s’inquiète aussi de la pollution résultant des bombardements israéliens. « Le phosphore blanc et les métaux lourds des bombes vont affecter la terre pendant des décennies. Il faut des années pour créer une terre vivante et saine, et quelques secondes seulement pour la détruire. Maintenant, les agriculteurs ne savent pas si leurs produits sont contaminés », dit Angela Saade. Si les études manquent cruellement sur les effets à long terme, on sait seulement que le phosphore blanc peut continuer à brûler pendant des décennies et que des munitions peuvent déchiqueter enfants, agriculteurs et troupeaux longtemps après la guerre.
« On sent qu’ils veulent nous chasser d’ici »
Pour la chercheuse et coordinatrice de projets, « Israël impose progressivement un blocus sur le Liban dans le but de nuire à sa souveraineté alimentaire. En détruisant les villages et les champs, Israël s’attaque au tissu social, à l’identité agricole du Sud ». Le Hezbollah est fortement implanté dans les zones rurales chiites du Liban-Sud, historiquement marginalisées. Toute son assise populaire se retrouve aujourd’hui bombardée, ainsi que ses habitations et institutions civiles, qui sont venues remplacer celles, absentes, de l’État libanais.
Le déplacement massif des habitants chiites et l’urbicide des villages frontaliers se répercutent sur les autres communautés religieuses du Sud. Le village chrétien de Maghdouché, près de Sidon et à quelques dizaines de kilomètres du front, est ainsi épargné par les bombes. « Elles ne tombent jamais loin, et nous vivons sous le bruit permanent des avions de chasse et des drones. On sent qu’ils veulent nous chasser d’ici », dit Michel Atoui. Le récoltant d’olives bio, membre d’une coopérative qui produit de l’huile, de l’eau de rose et des fleurs d’oranger, accueille trois familles déplacées chez lui.

« L’escalade a commencé juste avant la récolte d’olives : on avait le choix de partir ou de rester, nous avons décidé de ne pas céder. J’ai peur de devoir partir bientôt, tous les villages alentour ont déjà été évacués », dit-il anxieusement. Pour se protéger, il a fait sa récolte plus tôt que d’habitude, avec un rendement 30 % moindre, dit-il.
L’instituteur à la retraite a été accompagné par Jibal pour sa transition vers le bio, même s’il n’a pas encore reçu de label. « Je le fais pour moi, car les olives font partie de notre identité dans le Sud et que j’aime l’environnement, même si ce n’est pas facile au Liban », dit-il.
Pour lui, aucun doute, « Israël veut changer cette identité, faire de cette terre un désert, dégrader la vie. Toute civilisation qui sépare l’humain de l’environnement se perd elle-même », souffle-t-il, alors qu’un bombardement israélien vise le village voisin.











